Ces dernières années, TikTok est devenu bien plus qu’une simple plateforme de vidéos courtes. C’est désormais un écosystème vivant d’expression culturelle, un espace où le sens se construit, se négocie et se réinvente en temps réel. Pour les chercheurs, les stratèges et les responsables marketing qui souhaitent comprendre les audiences au-delà des chiffres, TikTok offre un atout unique : un accès direct aux codes culturels et aux micro-cultures qui façonnent la manière dont les individus perçoivent le monde.

TikTok n’est pas qu’une tendance : c’est un concentré de culture.

La plupart des marques courent après tout ce qui est tendance sur les réseaux sociaux, en perdant souvent de vue ce que signifie réellement une tendance. Le marketing en temps réel et le fait de s’appuyer sur des contenus viraux ont indéniablement de la valeur, mais il est important de reconnaître que nombre de ces moments ne sont que des phénomènes éphémères.

Les marques guidées par le FOMO risquent de passer à côté de mutations plus profondes et durables des comportements des consommateurs et des attentes culturelles. Beaucoup de responsables marketing s’inquiètent de la fugacité croissante des tendances. Mais en réalité : les tendances ne disparaissent pas ; la frontière entre une tendance de fond et un simple effet de mode devient de plus en plus floue.

TikTok est souvent perçu comme une plateforme où l’attention connaît des pics fugaces, mais elle met aussi au jour des dynamiques bien plus profondes : les récits, symboles et identités qui façonnent les comportements collectifs. De l’argot et des choix de sons aux codes visuels et aux blagues d’initiés, TikTok est une mine d’or pour décrypter la façon dont les significations culturelles se construisent, se partagent et se disputent.

Comme l’anthropologue Franz Boas l’a souligné il y a plus d’un siècle, nous portons tous des « lunettes culturelles » (kulturbrille) qui façonnent notre perception de la réalité. TikTok offre une visibilité inégalée sur ces perspectives culturelles, notamment pour des communautés peu représentées ou ignorées par les médias traditionnels.

Les tendances ancrées dans des mutations culturelles, sociales ou psychologiques sont souvent éclipsées par les pics et les creux des cycles viraux. Pour comprendre ce qui se joue réellement, nous devons relier des signaux isolés à leur contexte culturel partagé.

Prenez le cortisol, par exemple. S’il est facile d’identifier des pics de mentions, comme « cortisol matcha », sur TikTok, une analyse plus approfondie révèle une prise de conscience culturelle croissante autour du stress et de la gestion hormonale, ainsi que les stratégies que les consommateurs développent pour y faire face. L’analyse approfondie du contexte lié peut aider à identifier des évolutions importantes.

Pic de vues pour #cortisolmatcha sur TikTok

Source : Exolyt

Conversations liées au cortisol

Source : Exolyt

Que ferait Malinowski sur TikTok ?

Bronisław Malinowski a fait passer la recherche anthropologique des bureaux au terrain. L’essence du travail de terrain consistait à se rendre dans l’environnement naturel de l’objet d’étude. Avec le développement d’Internet en anthropologie, une question s’est posée : que ferait Malinowski ? La réponse était simple pour Christine Hine dans son remarquable Virtual Ethnography (2020). Elle estimait que si les personnes étudiées déplaçaient leur activité en ligne, le chercheur devait les y suivre.

L’ethnographie numérique considère les réseaux sociaux comme un véritable terrain d’étude, offrant tous les avantages de la recherche de terrain :

• Observation participante de l’engagement organique
• À la recherche d’un point de vue interne (approche émique)
• La connaissance tacite qui s'exprime dans l'action

TikTok est un terrain privilégié pour capter la culture internet et les pratiques culturelles au sens large, et Malinowski ne l’observerait certainement pas uniquement à travers des analyses et des rapports, mais en « allant » sur le terrain. Autrement dit, il ne se contenterait pas d’un aperçu de statistiques et d’analytics dans les applications : il s’immergerait pleinement dans le contexte.

Étude de cas : comment Budget Beer est devenue une icône culturelle

Un exemple parfait de cette dynamique est Harnaś, une marque polonaise de bière entrée de gamme du groupe Carlsberg, devenue à la surprise générale un phénomène sur les réseaux sociaux. En 2021, une chanson parodique intitulée “Harnaś Ice Tea” est apparue sur YouTube. Elle se moquait du fait de mélanger de la bière avec du thé glacé. Mais la blague a pris une ampleur inattendue sur TikTok, où les utilisateurs ont commencé à créer leurs propres versions maison de la boisson. Les influenceurs ont rejoint la tendance de manière organique. Internet a d’abord ri, puis est passé à l’achat. Carlsberg a réagi rapidement en lançant une version aromatisée, qui s’est imposée comme un succès commercial.

Harnas Ice Tea

Ce n’était pas un hasard. Quelques mois plus tôt, des recherches que j’ai menées pour Carlsberg avaient révélé une sous-culture passionnée autour d’Harnaś. On ne se contentait pas de le boire : on s’y identifiait. La marque incarnait une inclusivité sans filtre, à un moment où d’autres ne juraient que par l’exclusivité. Harnaś est devenu l’emblème de ce que l’on pourrait appeler une “premium poverty” : une consommation ironique, fière et culturellement consciente, ancrée dans une esthétique ouvrière. Dans le cas d’Harnaś, le phénomène s’est développé de manière organique, fédérant des communautés diverses et allant jusqu’à inspirer une mode personnalisée. C’est précisément ce que TikTok permet de révéler : pas seulement ce qui fait rire, mais ce qui a du sens.

Les codes culturels et le pouvoir du contexte

L’anthropologue français Clotaire Rapaille a introduit la notion de codes culturels : des significations inconscientes qui façonnent nos réactions face aux produits, aux comportements et aux idées. Sur TikTok, ces codes se manifestent en quelques secondes. Une danse n’est pas qu’une danse — c’est un clin d’œil à une sous-culture. Une blague n’est pas seulement drôle — c’est un test de connivence.

Ces significations sont souvent invisibles aux regards extérieurs. C’est pourquoi l’ethnographie digitale doit aller au-delà des métriques pour s’appuyer sur l’interprétation. Comprendre TikTok, c’est comprendre comment les utilisateurs construisent leur identité, expriment leurs valeurs et se connectent autour de symboles partagés.

Micro-cultures : les véritables moteurs du changement

Microcultures — de petits groupes influents qui partagent des valeurs, des codes esthétiques ou des expériences — prospèrent sur TikTok. Qu’il s’agisse de gamers qui dénoncent les comportements toxiques, de communautés mode qui se réapproprient la culture de la seconde main, ou d’audiophiles qui poussent l’exigence sur la qualité sonore, ces groupes ne sont pas de simples niches ; ils ont un impact culturel réel.

Elles évoluent souvent sous les radars jusqu’au moment où, soudain, elles ne le sont plus. La microculture d’aujourd’hui peut devenir celle de demain. TikTok nous permet d’identifier ces points de bascule culturels dès leur émergence.

Comment mener une ethnographie digitale sur TikTok

Pour mener des recherches à forte valeur sur TikTok, il faut conjuguer curiosité, ouverture et rigueur méthodologique. Voici par où commencer :

• Suivez les hashtags, mais lisez les commentaires - les insights les plus riches se trouvent souvent dans les conversations, pas uniquement dans le contenu.
• Observez les comportements, pas seulement les vues - analysez comment les utilisateurs réinterprètent les tendances, adaptent le langage et réagissent les uns aux autres.
• Imprégnez-vous - suivez les créateurs, interagissez avec le contenu et cherchez à ressentir la culture de l’intérieur (perspective émique).
• Recherchez des descriptions riches et contextualisées — les petits détails (un style de montage, une citation marquante ou une blague récurrente) en disent long sur les valeurs d’un groupe.
• Croisez les sources - consultez des fils de discussion sur Reddit, des groupes Facebook et même des forums de niche pour saisir le contexte global.

Éviter le piège du « trendwashing »

Tout le monde veut surfer sur la vague. Mais s’approprier des codes culturels sans les comprendre se retourne souvent contre les marques. Les marques qui se précipitent sur les tendances sans en comprendre le contexte et la portée risquent de tomber dans ce que j’appelle le « trendwashing », une imitation superficielle que les audiences reconnaissent immédiatement comme inauthentique. La solution ? Ne vous contentez pas d’observer les tendances. Comprenez-les. Considérez TikTok non pas comme un simple canal marketing, mais comme un objet culturel.

Dans un monde saturé de tableaux de bord et de données, les insights qualitatifs n’ont jamais été aussi essentiels. TikTok offre une fenêtre sur la manière dont les gens donnent du sens à travers l’humour, l’ironie, la rébellion et le sentiment de communauté. C’est désordonné. C’est chaotique. Et c’est précisément ce qui fait sa valeur.

L’ethnographie numérique sur TikTok nous fait passer de la volumétrie de mentions à l’interprétation du sens. Elle permet de poser non seulement la question « ce que font les gens », mais aussi « pourquoi ils le font ainsi ». Pour les marques, les chercheurs et tous ceux qui s’intéressent à la culture, ce n’est pas seulement utile : c’est un véritable levier de transformation.

Cet article a été réalisé par l’expert en Social Media Intelligence, ethnographe numérique et décrypteur de tendances Marek Tobota, également fondateur de Data Tribe, un cabinet de conseil en stratégie et en études basé à Varsovie. Marek dispose d’une solide expérience en marketing et en RP et explore en permanence de nouvelles approches d’études qualitatives en ligne. Il utilise Exolyt principalement pour mener des recherches ciblées et obtenir des insights uniques sur TikTok et ses communautés de niche. Pour en savoir plus sur Marek et son travail, entrez en contact avec lui directement sur son LinkedIn.